On se sent seul, parfois, à naviguer en solitaire autour du monde, sur un petit bateau et une mer gigantesque. Mais Rich Wilson ne l’est pas tout à fait.
Il est rejoint, de temps à autres, par d’autres créatures vivantes – des créatures dont l’existence est aussi fabuleuse et les voyages aussi impérieux que les siens.
Certaines échouent directement sur son deck. Les poissons volants utilisent leurs nageoires pectorales en forme d’ailes pour glisser sur l’air, au-dessus de la surface de l’eau, sur plus de 200 mètres, parfois, avant de replonger dans l’eau (avec ou sans l’aide de Rich). Le but est pour eux d’échapper aux prédateurs tels que le marlin, l’espadon et le thon – qui ne se doutent certainement pas que leur proie puisse quitter l’océan, ne serait-ce qu’un court instant !
Des milliards d’autres animaux flottent, nagent, rampent et évoluent sous ou autour de Great American IV, finissant même, parfois, à son bord. Rich a pu en apercevoir quelques-uns des plus étranges : les calamars, qui perçoivent les goûts avec leur peau ; les crevettes, dont le squelette, comme les langoustes, se situe à l’extérieur de leur corps et non à l’intérieur de celui-ci, comme c’est le cas pour nous.
Mais Rich, sans même avoir jamais pu les voir, sait que des créatures, des baleines aux coraux (qui ont l’aspect de la roche mais sont en réalité des colonies de minuscules animaux), accomplissent d’extraordinaires exploits sous les vagues sur lesquelles il navigue : les baleines à bosse interprètent des chants complexes et magnifiques, dont elles modifient le répertoire tous les ans ; les crabes au torse velu se rassemblent, dans des ouvertures volcaniques sous-marines de l’océan Austral glacial, pour se réchauffer, et cultivent des bactéries, sur leur poitrine, qu’ils raclent à l’aide de pièces buccales spéciales pour s’en nourrir ; des méduses dépourvues de cerveau « choisissent » de se diviser en plusieurs morceaux pour réaliser des copies d’elles-mêmes.
Les océans sont la plus vaste contrée sauvage de notre planète. Tant de ses créatures nous apparaissent comme des extraterrestres, tellement elles sont différentes de nous.
Mais il est une créature magnifique qui tient de temps en temps compagnie à Rich. Elle et lui ont beaucoup en commun. Ils utilisent tous les deux le vent pour avancer et accomplissent, l’un comme l’autre, des distances épiques. Ils passent des mois sans voir leurs semblables.
L’albatros possède l’envergure la plus importante de tous les oiseaux – jusqu’à trois mètres et demi pour l’espèce la plus grande, l’albatros hurleur (il existe 22 espèces d’albatros). L’oiseau, avec son corps blanc comme neige et ses ailes grises, a des airs de mouette croisée avec une limousine. Leur observation est un spectacle dont Rich n’a cessé de s’extasier au cours des années. Les albatros, souvent, suivent les bateaux, en espérant que l’équipage leur offrira de quoi manger ou qu’au moins il jettera des restes d’un poisson gouteux par-dessus bord. Il n’est donc pas étonnant qu’ils occupent une place si spéciale dans l’imaginaire marin.
Certains navigateurs pensaient que les albatros transportaient l’âme des navigateurs morts – et la vue d’un de ces oiseaux était censée porter bonheur. L’âme du navigateur, comme certains le faisaient valoir, avait le pouvoir de les protéger. Pour d’autres, au contraire, l’oiseau constituait un mauvais présage annonciateur de la mort d’un marin.
La vérité, sur ces oiseaux majestueux, est encore plus fascinante. Un albatros est capable, sans battre une seule fois des ailes, de planer pendant des heures, sur des centaines de kilomètres ! Aucune autre créature n’est capable d’un tel exploit. Son secret ? Sa technique de vol est appelée « vol de gradient ». L’oiseau passe la moitié de son temps à prendre de la hauteur en courbant les ailes pour se laisser porter par le vent. Il repart alors en direction de la mer, fusant à des vitesses pouvant atteindre 110 km/h, jusqu’à attraper un autre courant ascendant. Réitérant inlassablement cette opération, il dépense une quantité remarquablement limitée d’énergie. Les ingénieurs s’efforcent, en étudiant exactement comment l’oiseau procède, de concevoir des aéronefs toujours plus efficaces.
Rich et son ami l’albatros font également face, en mer, à un ennemi commun. Deux des autres bateaux du Vendée Globe ont déjà été exclus de la course par des « OFNI » : des objets flottants non identifiés. Les OFNI les plus petits menacent également les albatros, bien que différemment. Les albatros se nourrissent essentiellement de poisson et de calamar, mais les quantités de déchets dans les océans sont telles, de nos jours, qu’il leur arrive souvent d’avaler, par erreur, du plastique. Ils en nourrissent même leurs petits lorsqu’enfin ils se posent sur terre, chaque année, pour nicher. Nous, les humains, sommes si négligents avec nos déchets que les océans, d’ici 2050, d’après les scientifiques, contiendront plus de plastique que de poisson !
De nombreux oiseaux marins, de même que les baleines, les dauphins et les tortues de mer meurent étouffés, à cause des déchets qu’ils ingurgitent, ou de faim, l’estomac rempli de ces déchets. Les effectifs d’un grand nombre de ces créatures s’effondrent. D’où l’importance d’un albatros très spécial, baptisé Sagesse, un albatros de Laysan (qui évolue dans le Pacifique Nord) : il est le plus vieil oiseau marin du monde – et à l’heure où cet article est rédigé, il est train de couver un œuf !
Rich – le plus vieux navigateur du Vendée Globe – et Sagesse, ont autre chose en commun : ils sont la démonstration, pour le monde entier, que nous pouvons tous jouer un rôle unique, quel que soit notre âge, dans l’enrichissement de notre précieuse planète bleue.